J'ai failli mettre cet article dans "Actualité en France" :
http://www.lefigaro.fr/sciences/2007/11/15/01008-20071115ARTFIG00009-les-capucins-en-greve-contre-les-inegalites-de-salaire.php
Les capucins en grève contre les inégalités de salaire
Pierre Kaldy 15/11/2007 | Mise à jour : 22:37 |
Le célèbre primatologue Frans de Waal démontre, au cours d’une expérience avec des grains de raisin et des rondelles de concombre, l’aversion de ces primates à l’iniquité.
Que fait un singe capucin s’il finit par remarquer qu’il est moins bien rétribué que son voisin pour un même travail ? Il cesse toute collaboration et entame une grève sur le tas, indique une étude faite sous la houlette du célèbre primatologue Frans de Waal (PNAS, 13 novembre 2007). Elle démontre que les capucins ont une «aversion pour l’iniquité» et sont sensibles à la récompense qu’ils reçoivent non seulement par rapport à l’effort fourni mais aussi par rapport aux autres. Dans le test, ils finissent par se mettre en colère lorsqu’en échange d’un jeton, ils ne reçoivent qu’une tranche de concombre au lieu d’un grain de raisin comme leur voisin. Ils vont même jusqu’à jeter en l’air le jeton et la nourriture, qu’ils auraient acceptés sans élément de comparaison.
En 2003, Sarah Brosnan et Frans de Waal, de l’Université Emory à Atlanta (États-Unis), avaient déjà annoncé cette aversion chez les capucins mais on pouvait encore l’attribuer à leur frustration de ne pas obtenir pour le même effort des raisins restés à portée de leur vue, ou à une forme de revendication pour cette récompense plus prisée qu’ils ont pu avoir l’occasion de consommer par le passé. Bref, à quoi bon travailler pour des concombres quand on peut avoir du raisin ?
«Nous avons pu rejeter cet argument, précise Frans de Waal, parce que lorsque les deux singes recevaient tous deux un morceau de ce légume alors que nous leur montrions du raisin à l’extérieur de l’enclos ils réagissaient encore de la même manière que dans les tests équitables. Ce qui signifie que leur réaction négative à l’iniquité n’est pas tant due à la présence ou à l’attente d’une meilleure récompense qu’au fait que l’autre fait une meilleure affaire.» L’aversion à l’iniquité était aussi proportionnelle au travail fourni : les singes s’attendaient aussi à gagner plus en travaillant plus, et réagissaient d’autant plus que leur propre récompense leur paraissait dérisoire.
Rétribution collective
D’où vient chez les singes capucins une telle sensibilité à un traitement qui leur paraît inégal ? Dans son passionnant ouvrage Le Singe en nous paru l’an passé, Frans de Waal explique que les capucins, vivant dans les forêts d’Amérique centrale et du Sud doivent s’entraider pour pouvoir chasser de grosses proies comme les écureuils géants. La question de la rétribution collective devient alors cruciale pour pouvoir compter sur les autres lors d’une prochaine chasse. «Nous pensons que le sens d’une récompense proportionnée à l’effort fourni peut se développer dans un contexte de coopération, explique de Waal. Les capucins sont parmi les singes les plus intelligents, Ils ont peut-être une sensibilité innée à ce qu’ils reçoivent en fonction de ce qu’ils font, puis leur sens de l’équité se développe en comparant avec les autres.» Chez les chimpanzés, de Waal et Brosnan ont montré en 2004 une même aversion pour l’iniquité, mais elle se révèle moins violente lorsque le bénéficiaire est un familier du singe testé, marque encore hypothétique d’une sympathie absente chez tous les autres singes.
Cette émergence du sens de l’équité dans une société où la coopération est de mise montre que des considérations sociales peuvent intervenir dans les choix économiques des individus, l’émotion dictant alors des réactions qui seraient jugées irrationnelles chez un individu isolé. Cette recherche rejoint ainsi les travaux de Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie en 2002, sur l’importance que peut prendre la psychologie et les émotions dans les décisions économiques. Chez tous les singes cependant, l’aversion pour l’iniquité de traitement disparaît s’ils n’en sont que les spectateurs. Les chercheurs ont constaté que les chimpanzés comme les capucins paraissent plutôt se réjouir d’une situation inéquitable s’ils en sont les bénéficiaires. Ce n’est que chez certains êtres humains qu’apparaît finalement l’aversion au fait de bénéficier indûment de privilèges au regard de leurs congénères, qu’ils soient proches ou totalement étrangers.