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Mis à Jour le : 14 mai 2008 23:22
Avnery : Israël et la ligne de front
14 mai 2008
Dans l’imagination délirante de ceux qui croient au “choc des civilisations”, qu’il s’agisse de Georges Bush ou d’Ousama Ben-Laden - le Mur est la frontière entre les deux titans de l’histoire, la civilisation occidentale et la civilisation islamique, deux ennemis mortels menant une guerre de Gog et Magog. Notre mur est devenu la ligne de front entre ces deux mondes.
Par Uri Avnery, Gush Shalom, 3 mai 2008À CHAQUE FOIS que j’entends la voix de David Ben Gourion prononcer les mots « Nous voici donc rassemblés ici... » je pense à Issar Barsky, un charmant jeune homme, le petit frère de l’une de mes amies.
La dernière fois que nous nous sommes vus, c’était devant la salle à manger du Kibboutz Hulda, le vendredi 14 mai 1948.
La nuit suivante, ma compagnie devait attaquer al-Qubab, un village arabe sur la route de Jérusalem, à l’est de Ramle. Nous nous affairions aux préparatifs. J’étais en train de nettoyer mon fusil de fabrication tchèque quand quelqu’un est venu nous annoncer que Ben-Gourion était justement en train de prononcer un discours sur la fondation de l’État.
Pour être franc, aucun de nous ne s’intéressait aux discours des politiciens de Tel Aviv. La ville semblait si lointaine. Ce dont nous étions convaincus, c’est que l’État était ici, avec nous. Si les Arabes devaient triompher, c’en était fini de l’État, et de nous. Si nous l’emportions, il y aurait un État. Nous étions jeunes et sûrs de nous, et nous ne doutions pas un seul instant de notre victoire.
Mais il y avait un détail dont j’étais vraiment curieux : quel nom allait-t-on donner au nouvel État ? Judée ? Sion ? L’État Juif ?
Je me précipitai donc à la salle à manger. La voix tout à fait caractéristique de Ben Gourion retentissait à la radio. Quand il arriva aux mots “ ... c’est-à-dire l’État d’Israël ” j’en avais entendu assez et je quittai la salle.
Dehors, je tombai sur Issar. Il appartenait à une autre compagnie qui devait attaquer un autre village cette même nuit. Je lui annonçai le nom de l’État et lui dit « prends garde à toi ! »
Quelques jours plus tard il a été tué. Je me souviens donc de lui tel qu’il était alors : un garçon de 19 ans, un sabra grand et souriant, plein de joie de vivre et d’innocence.
PLUS NOUS APPROCHONS des festivités grandioses du 60e anniversaire, plus je rumine la question : si Issar pouvait ouvrir les yeux pour nous voir, en étant encore le garçon de 19 ans qu’il était alors, que penserait-il de l’État officiellement créé ce jour là ?
Il verrait un État qui s’est développé au-delà des rêves les plus fous. Á partir d’une petite communauté de 635.000 âmes (dont plus de 6.000 allaient mourir avec lui dans cette guerre) nous sommes devenus un peuple de plus de sept millions de personnes. Les deux miracles que nous avons réalisés - la renaissance de la langue hébraïque et l’institution de la démocratie israélienne - sont une réalité bien vivante. Notre économie est forte et dans certains domaines - comme la haute technologie - nous sommes parmi les meilleurs au monde. Issar serait enthousiaste et fier.
Mais il éprouverait aussi le sentiment que quelque chose ne va plus dans notre société. Le Kibboutz où nous avions planté nos petites tentes de bivouac ce jour- là est devenu une entreprise industrielle comme toutes les autres. La solidarité sociale dont nous étions si fiers a disparu. Des masses d’adultes et d’enfants vivent en dessous du seuil de pauvreté, les gens âgés, les malades et les chômeurs doivent se débrouiller par eux-mêmes. L’écart entre les riches et les pauvres est l’un des plus importants du monde développé. Et notre société, qui s’est mobilisée dans le passé sous la bannière de l’égalité et de la justice, se contente de le déplorer et passe à autre chose.
Plus que tout, il serait choqué de découvrir que la guerre brutale qui l’a tué et qui m’a blessé, comme des milliers d’autres, se poursuit sans faiblir. Elle conditionne toute la vie de la nation. Elle remplit les premières pages des journaux et fait l’ouverture des bulletins d’information.
Que notre armée, l’armée qui était réellement “nous”, est devenue quelque chose de complètement différent, une armée dont la principale occupation consiste à opprimer un autre peuple.
CETTE NUIT LÀ nous avons vraiment attaqué al-Qubab. Quand nous sommes entrés dans le village il était déjà déserté par ses habitants. J’ai forcé la porte d’une des maisons. La marmite était encore tiède, il y avait de la nourriture sur la table. Sur une étagère j’ai trouvé des photos : un homme qui, de façon évidente, venait de se peigner, une villageoise, deux petits enfants. Je les ai conservées par-devers moi.
J’imagine que le village attaqué par Issar cette nuit là présentait le même tableau. Les villageois - hommes, femmes, enfants - se sont enfuis à la dernière minute en laissant toute leur vie derrière eux.
Il n’y a aucune échappatoire à ce fait historique : le Jour de l’Indépendance d’Israël et la Naqba (catastrophe) palestinienne représentent les deux faces d’une même médaille. En 60 ans nous n’avons pas réussi - et en fait nous n’avons même pas essayé - à défaire ce nœud en créant une autre réalité.
Et ainsi la guerre se poursuit.
Á L’APPROCHE du 60e Jour de l’Indépendance, un comité a siégé pour choisir un emblème pour l’événement. Celui auquel il a abouti ressemble à quelque chose pour Coca Cola ou pour un concours de chansons de l’Eurovision.
Le véritable emblème de l’Ėtat est complètement différent et aucun comité de bureaucrates n’a eu à l’inventer. Il est planté dans le sol et se voit de loin : le Mur. Le Mur de Séparation.
Séparation entre qui, entre quoi ?
Apparemment entre le Kfar Sava israélien et le Qalqiliyah palestinien voisin, entre Modi’in Illit et Bil’in. Entre l’Ėtat d’Israël (avec un peu plus de terres accaparées) et les Territoires palestiniens Occupés. Mais en réalité, entre deux mondes.
Dans l’imagination délirante de ceux qui croient au “choc des civilisations”, qu’il s’agisse de Georges Bush ou d’Ousama Ben-Laden - le Mur est la frontière entre les deux titans de l’histoire, la civilisation occidentale et la civilisation islamique, deux ennemis mortels menant une guerre de Gog et Magog.
Notre mur est devenu la ligne de front entre ces deux mondes.
Le mur n’est pas une simple structure de béton et de barbelés. Plus que toute autre chose, le mur - comme tout mur de ce genre - est une déclaration à caractère idéologique, une déclaration d’intention, une réalité intellectuelle. Ses bâtisseurs affirment leur appartenance, corps et âme, à un camp, le camp occidental, et que, de l’autre côté du mur, commence le monde antagoniste, l’ennemi, les masses d’arabes et autres musulmans.
Quand cela a-t-il été décidé ? Qui a pris la décision ? Comment ?
Il y a 102 ans, Théodore Herzl a écrit dans son ouvrage fondamental, “L’État des Juifs”, qui a donné naissance au mouvement sioniste, une phrase lourde de sens : “Pour l’Europe nous constituerons là-bas (en Palestine) un élément d’un rempart face à l’Asie, nous serons l’avant-garde de la culture face à la barbarie.”
Ainsi, en 22 mots allemands, était exposée la conception que le sionisme avait du monde et de la place que nous y occupions. Et maintenant, au terme de quatre générations, le mur matériel a emboîté le pas au mur mental.
Le tableau est lumineux et clair : nous sommes essentiellement une partie de l’Europe (comme l’Amérique du Nord), un domaine culturel totalement européen. De l’autre côté : l’Asie, un continent barbare, sans culture, incorporant le monde musulman et arabe.
On peut comprendre la vision qu’avait Herzl du monde. C’était un homme du 19e siècle qui écrivait son traité au moment où l’impérialisme blanc était à son zénith. Il l’admirait de toute son âme. Il s’efforça (sans succès) d’organiser une rencontre avec Cecil Rhodes, l’homme qui symbolisait le colonialisme britannique. Il prit contact avec Joseph Chamberlain, le Secrétaire britannique aux Colonies, qui lui proposa l’Ouganda, alors colonie britannique. Dans le même temps il admirait le Kaiser allemand et son Reich bien organisé qui se livra à un horrible génocide en Afrique du sud-ouest l’année de la mort de Herzl.
L’affirmation de Herzl n’est pas restée une pensée abstraite. Le mouvement sioniste s’y est conformé dès le début et l’État d’Israël poursuit dans cette voie jusqu’à ce jour.
LES CHOSES AURAIENT-ELLES PU être différentes ? Aurions-nous pu devenir une composante de la région ? Aurions-nous pu devenir une sorte de Suisse culturelle, une île indépendante entre l’Est et l’Ouest, un pont et un médiateur entre les deux ?
Un mois avant que n’éclate la guerre de 1948, sept mois avant la fondation officielle de l’État d’Israël, j’avais publié une brochure intitulée “Guerre ou paix dans la région sémite”. Elle commençait par ces mots :
“Lorsque nos pères sionistes ont décidé d’établir un “refuge sûr” en Palestine ils avaient le choix entre deux options :
“Ils pouvaient se présenter en Asie de l’ouest en conquérant européen se considérant comme une tête de pont de la race ‘blanche’ et le maître des ‘indigènes’, comme les conquistadors espagnols et les colonialistes anglo-saxons en Amérique. Comme, en leur temps, les croisés en Palestine.
“L’autre option consistait à se considérer comme un peuple asiatique de retour dans sa patrie - se considérant comme héritier de la tradition politique et culturelle de la région sémite.”
L’histoire de cette région a vu des dizaines d’invasions. On peut les diviser en deux catégories principales.
Il y a eu les envahisseurs venus de l’ouest, comme les Philistins, les Grecs, les Romains, les croisés, Napoléon et les Britanniques. Une telle invasion établit une tête de pont et a pour perspective d’être une tête de pont. Au-delà, c’est un territoire hostile dont les habitants sont des ennemis qu’il faut soumettre ou anéantir. Au bout du compte, tous ces envahisseurs se sont fait expulser.
Il y a eu aussi les envahisseurs venus de l’est, comme les Émorites, les Assyriens, les Babyloniens, les Perses et les Arabes. Ils ont conquis le pays et en sont devenus une composante, ils en ont influencé la culture et en ont subi l’influence pour finalement y prendre racine.
Les anciens israélites appartenaient à la seconde catégorie. Même si l’on a quelques doutes de l’exode d’Égypte tel que le racontent les Livres de Moïse, ou sur la Conquête de Canaan selon le récit du Livre de Josué, on peut raisonnablement penser qu’il s’agissait de tribus venues du désert et qui se sont infiltrées entre les villes cananéennes fortifiées qu’il ne leur était pas possible de conquérir, selon la description même de Juges I.
Les sionistes, d’autre part, se rangeaient dans la première catégorie. Ils apportaient avec eux la conception d’une tête de pont, d’une avant-garde de l’Europe. Cette conception du monde a donné naissance au mur en tant que symbole national. Il faut changer tout cela.
L’UNE DE nos particularités nationales consiste en une forme d’argumentation où tous les intervenants, de gauche comme de droite, font appel à l’argument décisif : “Si nous ne faisons pas ceci et cela, c’en est fini de l’existence de l’État !” Peut-on imaginer un tel argument en France, en Grande Bretagne ou aux États Unis ?
Il s’agit là d’un symptôme d’angoisse de “croisé”. Bien que les croisés soient restés dans ce pays pendant presque 200 ans et qu’ils y aient donné naissance à huit générations d’“autochtones”, ils n’ont jamais été assurés de pouvoir continuer à vivre ici.
Je n’ai pas d’inquiétude concernant l’État d’Israël. Il existera aussi longtemps que des États existeront. Mais la question qui se pose est : Quelle sorte d’État sera-t-il ?
Un État en guerre permanente, la terreur de ses voisins, où la violence envahit tous les domaines de la vie, dans lequel le riche est prospère tandis que le pauvre vit dans la misère ; un État que fuiront les meilleurs de ses enfants ?
Ou un État vivant en paix avec ses voisins, dans leur intérêt commun ; une société moderne avec les mêmes droits pour tous ses citoyens et exempte de pauvreté, un État qui consacre ses ressources à la science et à la culture, à l’industrie et à l’environnement, ou les générations futures désireront vivre, une source de fierté pour tous ses citoyens ?
Voilà ce que peut être notre objectif pour les 60 années qui viennent. Je pense que c’est aussi ce qu’Issar aurait voulu.
publication originale Gush Shalom, traduction par FL pour l’AFPS