Voici un texte que j'intègrerai certainement dans l'introduction du rapport sur l'emploi :
La mécanique des flux productifsAdam Smith avait rêvé d'une « main invisible », une auto-régulation dans les échanges économiques qui permettrait à chaque citoyen d'en retirer à terme un profit équitable pour son intérêt individuel. Beaucoup de libéraux ont rêvé avec lui depuis 2 siècles de cette liberté totale, sans intervention du tiers public, qui mènerait le monde et chaque individu le composant vers toujours plus de progrès. La « main invisible », intervention divine de l'homme pour l'homme, permettant à chacun de s'exonérer de toute réflexion politique étant donné que le dessein de chacun s'inscrirait naturellement dans une amélioration continue grâce au seul marché, aux seuls échanges destinés à satisfaire nos besoins. Produisez et consommez, le marché fera le reste ! Hélas, nous savons aujourd'hui que cette théorie était bien simpliste au regard des inégalités cruelles des peuples du monde, d'une économie productive à géométrie très variable provenant de systèmes sociaux également très polymorphes, d'innovations inimaginables à l'époque de Smith et qui ont pourtant radicalement modifié la nature de nos besoins, et que dire des dégâts écologiques qu'engendre notre « marché » mondial de la production/consommation : épuisement des ressources naturelles productives et nutritives, pollutions morbides, mutations climatiques, réduction de la biodiversité, etc...
En vérité Smith avait omis que sa main avait 5 doigts ! En effet, un marché n'est autre qu'un échanges de productions mais les productions évoluant au rythme des innovations, le marché n'est donc pas statique dans la nature des productions échangées. Or toute nouvelle production s'inscrit dans un flux productif qui revient à un transfert de charges, lequel transfert aboutit à 5 variables - et non à la seule variable « prix » ! - qui, multipliées par autant de productions présentes sur le marché, représentent donc la mécanique des flux productifs. Ces 5 variables sont :
- La valeur, reposant sur la notion de prix d'un produit sur le marché.
- Le volume, reposant sur la notion de quantité à produire pour satisfaire le marché.
- L'emploi, reposant sur les techniques de production dudit produit.
- Le bien-être, relié à la manière du produit de satisfaire notre besoin.
- Les externalités négatives, conséquences plus ou moins directes et lointaines dans le temps d'une production.
En matière d'écologie politique, la 5ème variable est observée de plus en plus attentivement car les externalités négatives évoluent de manière exponentielle à mesure que la démographie mondiale augmente et que les citoyens du monde veulent adopter le mode de vie occidental, sauf que ce mode de vie n'est pas généralisable à toutes les populations du monde sous peine de violences, de souffrances proportionnellement inverses au bien-être attendu... Sauf que nous, populations occidentales, ne sommes pas prêts non plus à renoncer à notre confort moderne. Nous avons donc inventé le concept de « développement durable », un système productif qui permettrait d'augmenter les 4 premières valeurs précitées en résorbant la problématique des externalités négatives. Est-ce raisonnable ? Pas plus que la main, ou plutôt le doigt invisible de Smith. En effet, par exemple augmentez la production de produits à base de pétrole et vous accélèrerez la fin pourtant déjà trop proche de l'exploitation de l'or noir. Et comment ferons-nous sans pétrole ? Comment remplacerons-nous le plastique pétrolier ? Par du bio-plastique de maïs ? Mais où trouverons-nous toutes les cultures disponibles pour satisfaire une production croissante d'objets plastiques divers ? La variable volume semble de plus en plus évidente à réduire pour pérenniser la capacité du marché à satisfaire les besoins, voilà qui entame le concept de « développement », en tout cas en terme de volume de production...
Vous allez me dire, cette fatalité ressemble à de la décroissance... Une décroissance de volume, sans aucun doute oui, mais une décroissance de valeur pas forcément. Puisque notre inquiétude envers la notion de « décroissance » est bien liée à une crainte de paupérisation, de baisse du pouvoir d'achat donc de moindre niveau de vie. Mais si nous retirons la même richesse voire toujours un petit peu plus, tout va bien. Enfin tout va bien, reste quand-même la question de répartition de cette richesse pour qu'elle profite à tous et en matière de redistribution, outre la régulation publique qu'abhorrent les libéraux, l'emploi reste encore l'une des régulations naturelles les plus fiables. Sauf que moins de volume produit risque bien d'aboutir à moins d'emploi pour produire, donc un accroissement des inégalités ne correspondant plus au rêve de Smith, c'est pourquoi la variable « emploi » de toute nouvelle production doit être observée de près et qu'une politique publique de l'emploi doit permettre de compenser la décroissance en volume.
Enfin, quand bien même une production conduirait à une décroissance en valeur, si la variable « bien-être » retiré par ladite production est elle-même augmentée, nos besoins n'en seront que mieux satisfaits pour moins d'argent nécessaire, car finalement à quoi d'autres rattachons-nous la consommation qu'à l'amélioration de notre bien-être ?
Un autre élément est ainsi essentiel dans la régulation du marché, c'est la dynamique des flux productifs, autrement dit l'évolution à la hausse ou à la baisse de chacune des 5 variables. Nous pouvons les simplifier en 4 types d'évolution : le supplément, la compensation, la substitution et la rupture totale.
- Le supplément correspond à une hausse significative de la variable d'un produit comparé à un autre produit satisfaisant le même besoin.
- La compensation correspond à une stagnation de la variable entre deux produits.
- La substitution correspond à une diminution de variable d'un produit comparé au produit substitué, en réalité le terme « substitution » provient de la satisfaction continue d'un besoin mais d'une diminution des variables productives.
- Enfin la rupture totale correspond à l'arrêt d'une production et donc de toutes ses variables.
Prenons quelques exemples :
Le besoin
« téléphoner dans la rue » était jusqu'aux années 90 satisfait par les cabines téléphoniques. A mesure que la production de téléphones portables s'est développée, celle des cabines téléphoniques s'est nettement réduite mais l'activité productive a été largement supplémentaire aussi bien en volume (des milliards de téléphones produits, des millions d'antennes produites), en valeur (des milliards de valeur créée), en emploi (des millions d'emplois d'ouvriers, cadres, vendeurs, installateurs d'antennes, etc...), en bien-être (pouvoir téléphoner librement de n'importe où) qu'en... externalités négatives (toxicité des ondes, épuisement des ressources en lithium, dégradation de l'environnement par l'exploitation du lithium, etc...).
Le besoin
« se déplacer entre deux points » a été largement satisfait jusqu'ici par l'automobile individuelle mais nous savons maintenant qu'il y urgence à réduire les externalités négatives de cette activité productive (prédation du pétrole, CO² et autres gaz toxiques, etc...). Tout le monde pense donc aux transports en commun, sauf qu'il y a substitution de toutes les autres variables : volume en baisse (moins de véhicules à produire), valeur en baisse (valeur moindre pour un bus de 50 personnes que 50 automobiles), emploi en baisse (beaucoup moins d'ouvriers dans l'industrie automobile, moins de transport de véhicules, moins de vente et d'assurance, etc...) et bien-être en baisse (moindre liberté de mouvement, moindre confort intérieur).
Le besoin
« se vêtir » est passé d'une satisfaction semi-artisanale (produits locaux de qualité) à une satisfaction de masse (produits asiatiques au moindre coût) avec une activité productive supplémentaire en matière de volume, compensatrice en matière de valeur et de bien-être mais substitutive en France concernant l'emploi, de par la mécanisation puis la concurrence des productions asiatiques. Il est fort probable que les externalités négatives aient été au mieux « compensées », au pire supplémentaires du fait de l'augmentation de volume et donc de sur-exploitation des régions productrices de coton par exemple, sans parler de la prédation de pétrole via la production de textile synthétique...
Le besoin
« disposer d'énergie suffisante » a été (trop) longtemps satisfait par la seule production de charbon, de pétrole ou de gaz. Nous attendons beaucoup des énergies renouvelables, peut-être trop ? En effet, dès lors que la matière première devient gratuite (soleil, vent, courant marin), la variable emploi ne sera pas compensée (réduction des effectifs nécessaires à la chaîne productive) ni la variable bien-être (mitage du champ visuel et dérangements sonore des éoliennes). De nouvelles externalités négatives apparaissent (production toxique de panneaux solaires) et en l'état actuel de la science, les variables volume et donc valeur sont très loin d'être au moins compensées.
Le besoin
« isolation thermique des bâtiments », besoin croissant à mesure que nous souhaitons justement réduire les externalités négatives des hydrocarbures (le chauffage représente 25% de la consommation d'énergie), ne sera pas un supplément d'activité productive dans la mesure où les travaux d'isolation ne sont valorisés qu'à la construction, par les seules entreprises de gros et second oeuvre, là où la filière chauffage emploi de nombreux intervenants (emplois de la production pétrolière/gazière/électrique, emplois de la revente pétrolière/gazière/électrique, ouvriers de la fabrication de chaudières et radiateurs, plombiers-chauffagistes, etc...), du coup les variables volume et valeur (30% de richesses en moins sur 50 ans pour une habitation) sont substituées mais non compensées donc encore moins supplémentées, la variable emploi en prend un coup et la redistribution des richesses plus concentrée sur quelques individus productifs. Reste la variable bien-être qui est compensée et la variable externalités négatives bien entendu diminué significativement.
Alors quand on parle de développement durable, de quel développement s'agit-il ? D'un développement productif en volume pour nous assurer l'abondance ? Nous n'avons pas les ressources naturelles suffisantes. D'un développement productif en valeur pour toujours plus de richesse ? Pourquoi pas si elle est bien répartie, mais le principal demeure le développement du bien-être, de l'emploi et la réduction voire la rupture totale des externalités négatives, pour que notre activité productive soit justement durable.